Regarde-moi dans les yeux et dis-moi si je dois vraiment mourir. Tu sais que tu ne veux pas me tuer. Tu pourrais utiliser ton travail de bourreau pour écrire une histoire sur l’empathie que tu ressens dans ces moments-là. Quand tu la liras dans quelques années, tu seras sûrement surpris. J’imagine que tu sauras ce qu’est l’empathie, oui, bien sûr. Essaie de te mettre à ma place et essaie d’imaginer ce que quelqu’un qui est sur le point de mourir pourrait ressentir.
Allez, creuse en toi, pense que je pourrais être ton frère, que tu pourrais être moi. Réponds, qu’est-ce qui justifie ma mort ? Tu pointes sur moi le canon d’un fusil qui n’est même pas le tiens. On t’a dit de me tuer et tu n’hésites même pas à le faire. C’est du moins ce qu’il semble. Mais je connais ces doutes. Tu ne veux pas me tuer, tu ne veux pas mettre fin à ma vie.
On est peut-être différents, mais tu sais que ce n’est pas une raison suffisante pour m’exécuter. Mon corps finira par se retrouver sur le sol avec une traînée de sang et tu iras dîner en famille. Tu sauras que tu as tué un homme innocent et pourtant tu auras toujours de l’appétit. Mais je sais qu’au fond de toi, tu souffriras.
Dans ton histoire sur l’empathie, tu peux parler de Robert Vischer. Le connais-tu ? C’est un philosophe allemand du XIXème siècle qui a utilisé pour la première fois le concept d’empathie. Bien que le mot allemand qu’il utilisait ait été traduit par « se sentir à l’intérieur de ». Intéressant, n’est-ce pas ?
Je n’ai pas le choix
Je n’ai pas le choix, mais toi si. Tu peux me laisser partir et personne ne le saura. Je partirai loin avec ma famille, au-delà de ces frontières. Mais dis-moi, que gagnes-tu avec ma mort ? Que gagnes-tu à me tirer une balle dans la tête ? Rien, tu ne gagnes rien, peut-être que tu te crois un bon soldat, mais en fin de compte celui qui me tueras, ce sera toi.
Je veux croire que si on t’ordonnait de te jeter en enfer, tu obéirais à l’ordre. J’essaie d’imaginer que ton jugement peut orienter tes actions. Qu’il y a une possibilité, plus ou moins lointaine, que tu suives cette opinion que tu as atteinte par toi-même.
Qui est ton supérieur ? Que t’a-t-il dit sur moi ? Que sais-tu de ma vie ? Je vais te donner quelques informations pour quand tu écriras ton histoire sur l’empathie. Sais-tu que j’ai une fille de cinq ans et un fils de trois ans ? Ils sont magnifiques. Ma fille, Louise, grimpe toujours dans mon lit le matin et me réveille en me tirant les cheveux. Elle me dit que papa dort beaucoup. Mon fils, Marco, rit beaucoup avec sa sœur. Et maintenant, tu vas les laisser sans père. Je ne les reverrai plus jamais.
Dis-moi, s’il te plaît, penses-tu vraiment qu’ils le méritent ? Un père que tu ne connais pas. Un père a qui on dit de s’écarter du chemin parce qu’il a ses propres idéaux, sa propre idéologie politique. Tu es l’un des miens, peut-être pas politiquement, mais en cela oui, en l’humain qui est en toi. Je le vois dans ton regard. On t’a dit de ne pas parler pour ne pas t’attacher à moi, mes tes yeux ne peuvent s’empêcher de communiquer : ils ne t’ont pas laissé complètement aveugle. Ton visage tendu montre que tu obéis seulement pour survivre.
Derrière l’arbre
Pourquoi nous cachons-nous ? Pourquoi me mets-tu derrière un arbre ? As-tu honte de ce que tu vas faire ? Ne cache pas ma mort. Ne cache pas ton meurtre. On t’a dit de me tuer, c’est comme ça que le pays fonctionne maintenant. Fais-le où ils peuvent nous voir, je veux qu’ils voient comment tu mets fin à ma vie. Laisse-les voir ton visage quand tu tires, laisse-moi les regarder quand mon cœur ne bat plus. Ne cache pas ce que tu vas faire. Non, ne fais pas ça. Ne cache pas les ordres.
Je sais que tu m’écoutes. Bien sûr que tu m’écoutes. Dans ta future histoire sur l’empathie, je sais que tu écriras que tu nous avais tous écoutés. C’est inévitable. Tu fais semblant d’être courageux devant tes supérieurs, mais tu as une peur bleue. La seule chose qui te réconforte, c’est que l’idée ne vient pas de toi.
Tu penses n’obéir qu’à un ordre, que ta responsabilité dans cette action est minime. J’aimerais que tu me répondes et me dise si tu es vraiment si anéanti, si tu crois vraiment que parce que ce n’est pas ton idée, tu n’es pas responsable ? Si on t’ordonnait de tuer ton fils, tu le ferais ? Tu le tuerais toi-même, pas ceux qui te l’ont ordonné.
Lorsque tu écriras ton histoire sur l’empathie, dis-toi bien que c’est toi qui appuie sur la gâchette. Et que tu pourrais ne pas le faire parce que personne d’autre ne le verra. Juste toi et moi. Tu as des options. Tu fais partie d’un système qui te fais croire que les gens comme moi doivent mourir. Mais tu n’y crois pas, n’est-ce pas ? Je sais bien que non. Je suis sûr que tu es un bon père de famille. Embrasse tes enfants ce soir quand tu rentreras à la maison. Fais ce que je ne pourrai pas faire.
Sans rancune
La nuit est sur le point de tomber et tu me fais m’appuyer contre l’arbre. Le soleil se couche, cherchant l’horizon. Je pourrais m’enfuir, mais je sais que cela mettrait fin à mes chances de survie. En fin de compte, nous finissons par accepter notre destin. La question est de savoir si c’était vraiment mon destin. Combien en as-tu tué avant moi ? Etaient-ils tous poètes ?
Tu sais, je ne t’en veux pas, je n’ai pas de rancune envers toi. Peut-être qu’à ta place, je ferais la même chose, ou peut-être pas. Ne crois pas que je sois furieux contre toi. Maintenant, je ne suis pas furieux. Je ne souhaite que la paix. Mes enfants, ma femme, mes parents… J’espère qu’ils vont bien. Ils vont me manquer. Tu pourras au moins leur dire que j’ai pensé à eux avant de partir ? J’espère qu’un jour tu écriras ton histoire sur l’empathie dans laquelle tu laisseras voir ce que tu as pu ressentir, mais que tu n’as pas le droit d’exprimer.
Je crois que le moment est venu. Tu charges le fusil et tu le pointes sur moi. Il est encore temps. Je suis encore vivant. Tu ne veux pas me tuer, tu le sais. Seras-tu vraiment capable de dormir ce soir en sachant que tu as tué un homme innocent ? Et seras-tu capable de regarder tes enfants se sentir fiers de ce que tu as fait ? Tu sais que tu ne veux pas me tuer. Tu aurais pu déjà le faire, mais tu ne l’as pas fait…
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